Les musiques en Alsace

L’Alsace apparaît comme un territoire exceptionnel, par le nombre important de ses amateurs, de ses harmonies et de ses conservatoires. Il en est de même des Orphéons et des chorales. On situe la naissance des orchestres d’harmonie à la Révolution française avec une apogée du mouvement entre 1850 et 1915. C’est le mouvement d’éducation populaire orphéonique autour de Guillaume-Louis Bocquillon, dit Wilhem, qui consolide la prégnance des harmonies et sociétés chorales dans le monde amateur au moyen d’un système d’enseignement basé sur le tutorat. Le mouvement vise à éduquer le peuple, éviter les débordements, mais aussi affiner le goût musical au moyen de la transcription des œuvres symphoniques. La multiplication des sociétés de musique s’inscrit également dans un contexte de forte militarisation de la France et d’une démocratisation des instruments à vent. Enfin, la mise en place du système associatif à partir de 1901 (mais aussi de la loi de 1908 spécifique à l’Alsace-Moselle) aura joué un rôle important dans la fortification du mouvement.

A propos des mondes de l’harmonie en Alsace, Dubois, Méon et Pierru parlent de « zone culturelle franche » (2009 : 192), au moyen d’un « oubli de la domination ». Héritage du mouvement orphéonique, les valeurs de démocratisation et de socialisation de la jeunesse perdurent dans les harmonies. Le recrutement de proximité des musiciens, l’horizon géographique et social des activités des harmonies favorisent un « entre-soi qui préserve des jugements extérieurs » (ibid). Les harmonies en auraient développé des formes de légitimité alternatives non spécifiquement culturelles. Cette description de la « terre du chant choral » et des harmonies montre l’image classique associée à l’Alsace : une musique liée aux cuivres et un certain affranchissement des normes culturelles nationales, un repli sur soi et sur son passé qui a longtemps collé à la peau de la région.

Qu’en est-il du patrimoine musical alsacien ? Nous le trouvons principalement collecté et réuni dans les ouvrages des folkloristes alsaciens Jean Baptiste Weckerlin et Joseph Lefftz et du prêtre et collecteur lorrain Louis Pinck. Néanmoins, suite à ce que Daniel Muringer appelle le « voile pudique » jeté sur la culture et la langue alsacienne après la Seconde Guerre mondiale, il faudra attendre les années 1960 pour que Radio Strasbourg lance une opération d’envergure en faveur de la chanson populaire d’Alsace. L’association Weckerlin, des artistes indépendants comme Roger Siffer, Pierre Specker, des groupes comme Géranium ou l’association Carnet de Bal y puiseront de quoi construire leur répertoire et leur renommée. Après la guerre, l’Alsace se fait française et gomme ses particularismes régionaux. Une recherche sous la catégorie « musique alsacienne », se révèle anachronique selon les époques. Beaucoup de chansons en lien avec l’Alsace sont classées comme chants patriotiques, sans compter que ce n’est pas seulement l’Alsacien et le Français, mais aussi l’Allemand qui constituent les langues possibles. Peu importait d’ailleurs la langue utilisée, comme l’explique Daniel Muringer, dont la mère chantait indifféremment en allemand, en alsacien ou en français. Mais le fait est qu’une grande majorité des chansons collectées figurent en hochdeutsch (allemand standard). Selon l’époque, les collecteurs privilégieront l’allemand (Lefftz ou Pinck) ou au contraire le français (Weckerlin après la guerre franco-prussienne et l’annexion de l’Alsace). Sans compter que certains collecteurs comme François Wilhem pensait que l’avenir de ces chansons passait par une harmonisation pour chorale. Les collectages reprennent dans les années 1970 avec le revivalisme folk, plutôt concentré sur un répertoire début de siècle. La question se pose de prendre également en compte les chansons consignées par écrit, « dont les ‘fliegende Blätter’, feuilles volantes, ainsi cette marseillaise en allemand trouvée à Mulhouse en 1800 », précise Daniel Muringer. Où donc rassembler ce corpus hétérogène ?

C’est en 2008 qu’est décidée la création d’un Centre de Ressources pour les Musiques et Danses Traditionnelles d’Alsace, suite à une volonté nationale et régionale qui aboutit à la rédaction d’un rapport sous la conduite du musicien strasbourgeois Philippe Geiss. L’auteur du rapport rencontre un nombre d’acteurs varié et visite les autres centres de ressources existants sur le territoire. L’auteur conclut au manque de visibilité des acteurs, à l’absence de réseaux et de communication entre eux : « Le monde des musiques et danses traditionnelles (MDT) alsaciennes est existant, mais difficile à évaluer. Les informations sont très éparpillées et difficiles d’accès. Il faut s’adresser à de nombreuses sources pour se faire une idée des acteurs, des activités, etc. Même s’il est existant, on ne peut pas vraiment parler de réseau des MDT en Alsace, car la communication est très peu développée entre tous les acteurs qui la composent » (2008 : 4).

Qu’en est-il de ce projet ? En 2010, est ouvert non pas un centre mais un portail internet dénommé Sammlé (« collecter » en alsacien), hébergé par l’OLCA, l’Office des Langues et Cultures d’Alsace. Il ne s’agit plus seulement des musiques et danses d’Alsace, mais de l’ensemble du patrimoine oral : chants et musiques traditionnels ; savoirs-faire ; contes et légendes ; théâtre dialectal ; littérature alsacienne ; témoignages ou récits de vie en alsacien. Cette impossibilité récurrente de constituer un centre de ressources sur les musiques traditionnelles en Alsace pose la question de l’éparpillement des archives comme de ce qui est considéré comme patrimoine alsacien. Comme le précise Daniel Muringer, il existe un folklore alsacien avec des mélodies modales, qui est inconnu du public. En 2006, celui-ci se penche sur une étude réalisée par Goethe (1771) à propos de douze chansons, qui sont en fait de longs récits comprenant parfois 30 strophes. En 1920, le musicologue Joseph Müller-Blattau réussit à trouver 60 variantes mélodiques de ces douze chansons. Goethe était d’autant plus intéressé par ce patrimoine que l’Alsace représentait alors une « mine d’or » pour le chant populaire allemand (Volksgesang) : isolée de la métropole, la région n’avait pas subi les modes et nouveautés qui ont pu influencer le fond chansonnier ancien du reste de l’Allemagne. On relève dans ce corpus une dimension tragique : plus de la moitié des thèmes sont en mineur. Dans les collectages alsaciens ultérieurs, ce mode disparaît en grande partie, alors qu’il se maintient en Lorraine et en Moselle. Une des raisons avancées par Muringer se trouve dans le mouvement d’industrialisation qui a caractérisé dès la fin de l’Ancien Régime, la région alsacienne, particulièrement autour de Mulhouse.

Pour Roger Siffer, tout un pan de la chanson alsacienne est méconnu du public comme des professionnels. L’Alsace se caractérise par la pratique du pastiche et du cabaret. Des morceaux comme « Sentimental Journey » de Duke Ellington, “sous les ponts de Paris” ou “be bop a lula » de Gene Vincent possèdent leurs pastiches à Mulhouse ou dans le Sundgau. Se limiter à la création de l’Alsace à partir de 1648 (traité de Westphalie), c’est passer à côté d’importantes influences musicales. Ainsi, aux 12ème et 13ème siècle, la région est connue comme le pays des troubadours (Minnesänger) du Saint Empire Romain germanique, dont le plus célèbre est Konrad von Hohenburg (Dentinger 1986). Mulhouse et ses entours, longtemps protestante, est caractérisée par une pratique d’orgue domestique. D’abord itinérant (13ème siècle), l’orgue positif s’installe peu à peu dans les salons mais aussi les fermes, notamment en suisse entre 1750 et 1850 (Baltazar 2020). Autre instrument oublié, la cornemuse qui a existé en Alsace jusqu’au XVIIIème siècle. Mais le problème majeur d’une reconnaissance de la musique alsacienne se trouve dans ce que Siffer appelle « la honte de notre germanitude », qui s’exprime par une (non) transmission de la langue sur laquelle les spécialistes ne sont pas d’accord : faut-il enseigner l’alsacien sans graphie ou l’allemand littéraire ?

Pour les collecteurs Joseph Scheubel et Jean-Marie Ehret (1997), le chant est représentatif de la culture transfrontalière qui caractérise la région. L’Alsace a subi l’influence simultanée des cultures française, allemande, suisse et certains chants sont des « Mischlieder », alternant deux langues différentes, bien que l’influence allemande soit prédominante. Lorsque Scheubel et Ehret veulent faire expertiser leurs chants collectés dans la vallée de Massevaux, – dans les Vosges à une trentaine de kilomètres de Mulhouse -, ils ne trouvent aucune ressource en France et doivent se tourner vers le « Deutsches Volkliedarchiv » (D.V.A) de Fribourg-en-Brisgau. En fait, l’usage de la langue allemande et de la langue française a longtemps été un obstacle. Ainsi, le recueil inachevé de Joseph Lefftz avec des commentaires en allemand est vite taxé de germanophilie. Un recueil antérieur, réalisé par Auguste Kassel et Joseph Lefftz a été interdit de publication par les autorités du Troisième Reich, en raison de la présence de chants francophiles, en particulier de chants parlant de Napoléon. Pour déterminer le degré d’originalité ou de variation des chants récoltés, c’est donc vers l’Allemagne qu’il faut se tourner. Ainsi, en 1882, un habitant de la vallée, Ambros Bindler fourni aux spécialistes allemands en la matière un ensemble de textes et de chants, ce fonds a été transmis au D.V.A. Ce travail des musicologues allemand sur le fonds chansonnier en territoire alsacien se poursuit en 1926 à Frankfurt où Valentin Beyer édite 64 chansons collectés par le Club Vosgien à partir de 1911. Mais c’est avec l’initiative du docteur Kassel de Hochfelden grâce à l’aide financière de John Meier, fondateur du Volksliederarchiv à Fribourg-en-Brisgau, que commence une grande collecte (2400 textes et 1200 mélodies) interrompue par la guerre. Si l’Alsace ne nous permet pas de saisir dans sa complexité l’histoire de la musique alsacienne, qu’en est-il de l’espace rhénan ?

Le Rhin supérieur

Dans l’Atlas historique du Rhin supérieur (Kammerer 2019), les historiens tentent de montrer la pertinence d’une étude de la région sous le prisme du Rhin supérieur, dont l’histoire et les dynamiques permettent de mettre en exergue des points saillants. « Situé entre Vosges, Forêt-Noire et Jura, le Rhin supérieur est une entité naturelle définie géologiquement et centrée sur le fossé rhénan, ainsi qu’un espace politique où se rejoignent trois états – l’Allemagne, la France et la Suisse – dont les limites ont varié au fil des siècles » (13). Si le Rhin supérieur a une consistance pour les géographes, il est à géométrie variable pour les historiens. Il est plus présent dans l’historiographie allemande, les Français ayant eu tendance à borner leurs recherches à la rive gauche du Rhin après 1918. De l’autre côté de la frontière, le Rhin supérieur possède une unité naturelle, culturelle et nationale sur le sol de l’Europe centrale. Les caractéristiques géologiques et climatiques font de l’espace rhénan un espace cohérent, un carrefour de communication et un pays d’abondance convoité, avec la vigne comme optimum écologique. Le Rhin comme « frontière naturelle » ou comme « fleuve stratégique » n’apparaît qu’après la révolution, matérialisation qui s’achèvera progressivement entre 1925 et 1975 avec la réalisation du Grand canal d’Alsace.

Malgré un substrat linguistique commun de part et d’autre du Rhin, une divergence commence à se manifester lors de la création de la province d’Alsace au XVIIe siècle. Sur la rive gauche les dialectes alsaciens – Elsässerditsch répartis entre bas- et haut-alémanique, entre le nord et le sud – sont d’autant moins parlés que la population urbaine les pratique peu et sont socialement dévalorisés. En revanche sur la rive droite, les dialectes priment dans les échanges oraux. Le Rhin supérieur se caractérise pendant longtemps par une même destinée religieuse. A peine un an après leur affichage à Wittemberg, les thèses de Luther étaient lues et approuvées dans la petite ville de Mulhouse. A partir de la paix d’Augsbourg de 1555, le choix des princes et des villes a figé le paysage religieux entre luthériens, calvinistes et catholiques. Cette géographie confessionnelle a connu une seconde étape avec le Concordat de 1801 organisant les relations entre l’État et l’Église catholique majoritaire. Après 1919, elle a gardé ces dispositions concordataires pour les catholiques, les luthériens, les calvinistes et les israélites. Pourtant, le Rhin reste dans notre imaginaire l’expression de la frontière entre l’Allemagne et la France. La musique a un temps matérialisé cet affrontement.

Les débats qui tournent autour de la « promotion hexagonale » d’une musique française (1870-1930) prennent comme point de départ de la controverse, Une capitulation, Comédie à la manière antique de Richard Wagner, jouée à Paris en 1870. Comme le souligne Cheyronnaud (1991), « le débat musical s’aligne sur le débat politique ». Ces controverses mettent aux prises les arguments paradoxaux de Wagner, Debussy, Saint-Saëns et la Schola de Vincent d’Indy. Il s’agit de promouvoir ou de disqualifier, en classant, répertoriant et rapprochant. Ainsi, il y aurait des prédispositions ethniques à une certaine conception de la musique. En cette année décisive de 1871, le « “sursaut national” est du même coup musical ». Les collectes et les enquêtes qui sont lancées à partir de 1852 par décret impérial, confortent ce retour aux racines musicales, en les arrimant fermement à un folklore paysan aux configurations des anciennes provinces de France. Tout un ensemble de caractéristiques, topographiques, climatiques et raciales vient conforter cette singularité d’un « goût français ».

Pour aller plus loin : https://e-diffusion.uha.fr/video/3763-a05-colloque-lire-le-territoire-a-partir-des-mondes-musicaux/

Territoire transfrontalier et devenir musicien

Le Rhin ne représente pas seulement un espace, il est aussi traversé. Même si la musique peut faire référence à une région particulière, les musiciens circulent, jouent dans différents endroits, gardent l’empreinte sonore des lieux aimés ou honnis. Nous prendrons l’exemple de Rodolphe Burger, né à Sainte-Marie-aux-Mines, une ville pionnière de l’industrie textile, comme Mulhouse. Bien que Rodolphe Burger se soit fait connaître avec le groupe rock Kat Onoma, les lieux occupent une place importante dans son travail, tant dans les interviews qu’il donne que dans ses disques et collaborations. Plusieurs albums font référence à l’espace transfrontalier (Psychopharma, 2013), la vallée de la Lièpvre (On est pas des Indiens, c’est dommage 2002) ou les Vosges (Environs, 2020). A Strasbourg, suite à une commande publique, Burger a réalisé l’habillement sonore du tram, valorisant les voix et les accents régionaux. A l’intérieur de cette constellation de lieux, on trouve le village de Sainte-Marie-aux-mines, situé dans les Vosges, au nord de Colmar et de Mulhouse. Pour en parler, Burger reprend l’expression de Thomas Bernhard, « cimetière familial ». Pourtant il y revient sans cesse, y a installé un studio de répétition et d’enregistrement (La Ferme) et a imaginé un festival « C’est dans la Vallée » depuis 2001. Aujourd’hui, il envisage d’installer à La Ferme, les archives du rock de l’Espace Rhénan.

Le lieu de l’enfance laisse une trace, d’abord reniée lors de la « montée à Paris », – étape indispensable de la reconnaissance dans les années 1980 -, pour être aujourd’hui revalorisée. Le territoire transfrontalier devient une référence à partir de laquelle, il est possible de se démarquer au sein du paysage musical du rock français, dont les références sont essentiellement anglo-saxonnes : « A l’époque je ne l’aurais pas revendiqué, mais ce qui a formé ma mémoire musicale, cette culture rock à l’époque, c’était très important ce qui nous venait d’Allemagne, tout ce qu’on appelle le Krautrock. Les groupes allemands tournaient en Alsace. Pour eux, c’était comme un land de plus, ce qui n’est plus le cas maintenant. C’était une autre époque du rock, Strasbourg, Colmar, Mulhouse on a vu passer des trucs, moi je voyais tous les groupes qui n’allaient pas forcément tourner ailleurs »1.

L’identification à cet héritage du rock progressif qui a émergé en Allemagne de l’Ouest à la fin des années 1960 (le krautrock), n’est possible que parce que le rapport au territoire au sein des politiques culturelles s’est profondément modifié. La décentralisation progressive a abouti récemment à une revalorisation des projets en territoire. La volonté de matérialiser la réconciliation franco-allemande dans des institutions telles que le Conseil Rhénan, mais restée longtemps abstraite pour les populations commence peu à peu à se transformer en politiques culturelles transfrontalières. Comme Daniel Muringer ou Roger Siffer, Rodolphe Burger ne cherche pas à retrouver un pays perdu mais à « fabriquer » le lieu d’origine comme un espace de références complexes et mouvantes. Cette fabrique passe également par une re-visitation des traces de la musique alsacienne dans l’inconscient collectif. Dans « Psychopharmaka », Burger choisit de rendre hommage, non pas à Goethe et ses collectes, mais à Anna Elisabeth Schönemann, amante et muse de Goethe, dans le morceau intitulé « An lili » (Pour Lili). La carte du rock rhénan qu’il a réalisé avec l’acteur culturel Jean-Damien Collin et le journaliste et musicien suisse Alain Croubalian, redessine l’histoire du rock français en y plaçant Higelin (dont le père est originaire de Mulhouse) et Bashung (né en Alsace à Wingersheim), Rachid Taha (arrivé adolescent à Sainte-Marie-aux-Mines) ou encore Freddy Koella guitariste mulhousien parti faire carrière à la Nouvelle Orléans, notamment avec Doctor John et Bob Dylan.

Comme pour Siffer et Muringer qui ont choisi de confronter le répertoire de chansons traditionnelles alsaciennes à l’influence de musiques et d’instruments venus d’ailleurs, ou de revisiter des aspects méconnus de l’histoire musicale de l’Alsace (troubadours, pastiches), Burger choisit de prendre des lieux marginaux de son enfance et de les remettre au centre. A la demande de Roger Siffer, pour son festival des langues minoritaires, Rodolphe Burger associé à l’écrivain Olivier Cadiot, décide de collecter des chants du pays Welche. Le pays Welsche (ou Welche) est une partie de l’Alsace traditionnellement de langue et de culture romane. Pour cela, les deux artistes se rendent à des « champtis », des réunions hebdomadaires au bistrot, où l’on chante encore des chants traditionnels en langue welche. Cette collecte donnera lieu au disque « On est pas des Indiens, c’est dommage » (2002) qui est un collage de références welches, allemandes, françaises, suisses et américaines. Ce sont ces liens complexes entre plusieurs influences nationales et internationales que cherche à faire ressortir la cartographie du rock rhénan. On y trouve des groupes de rock éparpillés tout autour du Rhin, des Pays-Bas à l’Italie (The Ex, Young Dogs, Dead Brother, etc.), mais aussi Goethe et Herder ou encore les entreprises pharmaceutiques liées à la création des molécules d’amphétamines ou de LCD, irrémédiablement liées à l’histoire de la musique, et enfin les luthiers et studios d’enregistrement.

Pour aller plus loin : https://e-diffusion.uha.fr/video/3765-a06-colloque-lire-le-territoire-a-partir-des-mondes-musicaux/

La musicalité rhénane entre arts et techniques. Rock on Rhein

Jean-Damien Collin et Alain Croubalian

https://www.rts.ch/info/culture/musiques/11455254-une-remontee-du-cours-du-rhin-en-musiques.html

Le Jazz manouche

Il est des esthétiques qui, au contraire, font fi des frontières. Lié essentiellement à la figure de Django Rheinardt, dont la mère serait alsacienne, le jazz manouche est souvent réduit à une époque de l’œuvre de Rheinardt, celle du Hot Club de France, le jeu développé sur la guitare Selmer et au cliché tenace du bohémien inculte, mais « naturellement doué ». Le terme manouche désigne une branche des Tsiganes d’Europe du Nord, appelé aussi Sinti. Dans le cas de l’Alsace, les familles liées au jazz manouche sont des « sinti ou manouches » sédentarisés ou semi-sédentarisés, vivant soit dans des campements, soit dans des baraques en bois ou encore dans des logements en dur pour certains, et qui se reconnaissent un attachement à l’Alsace. Or il se trouve que les grandes familles du renouveau du jazz manouche suite à l’engouement suscité par le film de Tony Gatlif, « Latcho Drom » (1993) résident toutes en Alsace : Tchavolo et Dorado Schmitt ; Marcel, Mito et Yorgui Loeffler ; Bireli Lagrène, sans compter à cheval sur le territoire transfrontalier, les descendants de Django Rheinardt avec Babik, le fils et David, le petit-fils. La violoniste et ethnomusicologue américaine Siv B. Lie (2017) a réalisé son doctorat sur le jazz manouche d’Alsace et tout particulièrement sur le Festival de jazz manouche de Zillisheim, dans l’agglomération de Mulhouse, un festival créé en 2012 en hommage à Mito Loeffler décédé en 2011. Elle y analyse le rôle joué par l’esthétique « jazz manouche » dans une lutte politique plus générale des « romanis » sur le territoire français, à la croisée d’une vision de la musique comme facteur d’entente culturelle et reproduction des clichés. En réalité, les Sinti d’Alsace ont longtemps fait peu de cas de la musique de Django Reinhardt. C’est suite à l’édition de la série Musik Deutscher Zigeuner à Bonn par Siegfried Maker entre 1969 et 1980, – où l’on trouve autant une reproduction du style « Django » qu’un mélange de musiques d’origines polonaises, roumaines et tchèques -, qu’une pratique du jazz manouche tel qu’on la connaît aujourd’hui se construit et se perpétue (Williams 1998).

La ville de Mulhouse

Mulhouse s’est construite au carrefour de multiples migrations, confessionnelles, patronales et ouvrières. La musique s’y laisse lire indirectement, dans l’intimité des maisons protestantes, dans les carnets de chant des compagnonnages, dans le patronage exercé par les manufacturiers sur les ouvrières et ouvriers avec l’ouverture de chorales, harmonies et conservatoires dès 1840. Enfin la musique s’inscrit dans la ville au moyen des sociétés savantes, de l’Opéra puis des équipements culturels plus récents. L’histoire industrielle de Mulhouse, qualifiée de « modèle mulhousien » (Stoskopf 2007, Vitoux 2008) est exemplaire à certains égards. Si l’histoire de Mulhouse, – ville française -, commence à partir de 1798, date à laquelle la république libre est rattachée à la France, son industrialisation débute en 1746 avec la première manufacture sur étoffes, et 1754 pour la première manufacture de coton. Elle est l’œuvre d’une bourgeoisie réformée qui au moyen d’une immigration massive de nombreux bras bon marché va impulser le bond en avant de l’industrialisation mulhousienne qui passe de 6000 habitants en 1798 à 60 000 en 1866, faisant de la ville l’illustration la plus probante du lien entre « esprit du capitalisme » et « éthique protestante ». Remarquons néanmoins qu’avec son annexion, la ville devient rapidement à majorité catholique. Cette industrialisation galopante et triomphale n’est pas exempte de crises qui se manifestent par l’expulsion des étrangers de la ville en 1780, 1825, 1830 et 1847. Mais face à la mortalité infantile (50% des enfants d’ouvriers) au XIXe siècle, la ville devient une véritable « pompe aspirante » (Vitoux, 2008) des travailleurs issus des régions alentours : le Sundgau, le pays de Bade, la Suisse puis les Allemands et les Italiens.

À partir de 1945, la ville fait face à une nouvelle vague d’immigration, appelée par les locomotives économiques locales et sa population augmente de 30% jusqu’en 1968 où elle compte 10% d’immigrés (Italiens, Espagnols, Algériens et Marocains). Entre 1968 et 1975, alors que le flux d’immigrés ne cesse de croître pour atteindre 18%, avec une majorité de ressortissants d’Afrique du Nord et l’apparition du Sud-Est asiatique (Cambdogiens, Laotiens et Vietnamiens), les classes moyennes désertent le centre pour les zones pavillonnaires en-dehors de la ville. Mouvement qui se poursuit jusque dans les années 1990 avec un véritable déclin démographique, mais une population étrangère presque constante (17,5%) avec l’arrivée de Yougoslaves, Maliens, Sénégalais et Turcs. C’est encore dans les années 1990 qu’apparaissent les « Neüburger », qui signalent le renouveau de la présence allemande sur le territoire suite à l’approfondissement de la construction européenne entre 1986 et 1992.

Repérer des musiques dans la ville de Mulhouse, c’est appréhender les enjeux complexes d’une ville industrielle aux multiples vagues migratoires. Le projet « Mulhouse, capitale du monde » (Teixido, 2018 et 2020), s’est déroulé à Mulhouse de 2014 à 2018 et a consisté en un repérage des pratiques et des musiciens issus de l’immigration. Commandité par la Fondation de France, cette enquête est partie d’une image négative de la ville consolidée dans les années 1990. Si l’industrie subit une profonde crise, les deux grosses locomotives que sont la SACM et Peugeot emploient encore en grand nombre des ouvriers immigrés alors que les Mulhousiens préfèrent travailler en Suisse où ils trouvent un salaire plus élevé. La confusion entre étrangers, immigrés et Maghrébins est à son comble. Mulhouse est montré du doigt comme l’une des villes au plus fort taux d’immigrés. En 1997, le Front National s’ancre en Alsace pour les législatives et en 1998 lors des cantonales. C’est en 1998, sous le signe du bicentenaire de la Réunion de Mulhouse à la France, que sort l’ouvrage consacré à Mulhouse par des journalistes et politiques locaux : Mulhouse d’ailleurs. Enquête sur l’immigration dans la ville (Freyburger, P. ; Meichler F.).

La fierté et la honte de la ville sont des notions qui reviennent sans cesse et croisent les enjeux des politiques culturelles. Les revendications pour la reconnaissance des cultures jeunes naissent dans les années 1970 en même temps que la volonté d’ériger une scène de création contemporaine. Les deux projets trouveront leur actualisation dans les années 1990 avec la construction de la deuxième Salle de Musiques Actuelles de France (SMAC), le Noumatrouff (1992) et de la Scène nationale La Filature (1993), où trouvera à s’héberger l’Orchestre Symphonique de Mulhouse. Mais les années 1990 voient également l’émergence d’une scène rap locale, qui prend Mulhouse, ses ZUP et centres Socio-Culturels (l’Afsco aux Coteaux, le Pax à Bourztwiller, ainsi que le Centre socio-culturel du quartier Wolf-Wagner) comme références. Les équipements culturels dessinent des « Mulhouses » qui sont plus ou moins revendiqués par les différentes esthétiques musicales.

1 Entretien réalisé à Paris en 2019.

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